Remarques historiques
Sur
L’origine de la ville
de Cordes, en Albigeois
Extrait des Mémoires de l’Académie impériale des
Sciences de Toulouse
6e série –Tome V
D’après les
historiens modernes de l’Albigeois, la plus ancienne mention qui aurait été
faite du château de Codes (Castrum de
Cordoa), se trouverait dans une charte de Raymond VII, comte de Toulouse,
en date du 2 des nones de novembre (4 novembre) 1222 (1). Ce précieux
document original, découvert dans les archives de la préfecture du Tarn à Albi,
a été publié, pour la première fois, en 1841, par M. Cl. Compayré, sous le
titre de : Charte de fondation de la
ville de Cordes, par le comte Raymond VII(2). Aucun doute ne s’élevait alors dans l’esprit de l’auteur sur
l’exactitude de cette attribution(3) ;
mais, quelques années après, en 1852, il fit paraître un nouvel ouvrage
d’histoire locale(4), dans lequel, modifiant ce qu’il avait avancé
au sujet de l’origine de la ville de Cordes, il hésite à croire qu’on doive
l’attribuer à Raymond VII, et la fixer en 1222 : « On ignore,
dit-il, l’époque de sa fondation(5).
Il expose ensuite,
comme il l’avait déjà fait en 1841, et presque dans les mêmes termes,
l’hypothèse étymologique qui ferait dériver le nom de Cordes de celui d’une
célèbre ville d’Espagne. Nous transcrivons le texte de 1852, parce qu’il nous
amène directement au sujet que nous avons à traiter dans ce mémoire.
« S’il fallait
s’en rapporter à l’étymologie de son nom latin Cordua, et quelquefois Corduba,
on serait tenté de croire qu’un des comtes de Toulouse, qui étendaient leur
domination sur l’Albigeois, en fut le fondateur et lui donna le nom d’une des
plus belles villes de l’Andalousie. C’était l’usage aux XIIe et XIIIe
siècles de décorer du nom de quelque ville importante d’Espagne, les nouveaux
châteaux ou forteresses construits dans le pays.
1 Etudes historiques et documents inédits
sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaux, par M. Cl Compayé,
Albi, Maurice Papailhau, 1841, 1 vol. in-4°.- archives historiques de
l’Albigeois et du pays Castrais, publiées par P. Roger. Albi, S. Rodière, 1
vol. in-8, sans date au frontispice, mais portant celle de 1842 sur la
couverture imprimée. Ces deux ouvrages sont les premiers qui aient parlé de la
charte de Cordes de 1222 ; mais l’initiative de sa publication revient aux
Etudes historiques, ouvrage d’un grand mérite qui a enrichi l’histoire locale
d’une multitude de faits nouveaux.
2 Etudes historiques
3 « Il y a lieu de croire
qu’après la destruction par les Croisés des châteaux de Cahuzac, de Laguêpie et
du fameux fort de Saint-Marcel, qui résista longtemps à leurs attaques, le
comte de Toulouse songea à réparer les pertes qu’il avait éprouvées dans cette partie
de ses domaines. Il fit fonder plusieurs
villes, construire de nouvelles forteresses, et, comme la position de Cordes
dut lui paraître très importante, il offrit des franchises, des privilèges et
un asile assuré aux familles dispersées qui voudraient s’établir autour du
château. » (Etud. Histor. et document inédits sur l’Albigeois, p. 390.)
Le comte Raymond VII fonda la ville de Cordes en
1222 ; il concéda des terres à ses habitants, leur accorda des privilèges
et les soumit à des redevances. Le château de Cordes était depuis longtemps
construit quand la ville fut fondée, et ne tarda pas à devenir l’une des plus
redoutables forteresses de l’Albigeois. » (Archives historiques de
l’Albigeois, par P. Roger, p. 103.)
4 Guide du voyageur dans le département
du Tarn, itinéraire historique, statistique et archéologique, par M. Cl
Compayré, Albi, Maurice Papailhau, 1 v. in-12 ; sans date au frontispice,
mais la couverture imprimée porte celle de 1852.
5 Guide du voyageur.- On lit dans les
Mémoires manuscrits de M. Alex Dumège, sur les antiquités du département du
Tarn, rédigés en 1821 et déposés aux archives de la préfecture d’Albi :
« L’époque précise de la fondation de la ville de Cordes n’est point
connue. Des médailles impériales, des statuettes de bronze, des pierres gravées
dont nous rapportons les dessins dans la seconde partie de cet ouvrage,
prouvent évidemment que la contrée renferma une population nombreuse, tant que
les Romains furent maîtres des Gaules ; mais ces divers monuments, trouvés
dans les environs de Cordes, ne fournissent rien de particulier sur cette
ville. Vers la fin du XIIe siècle, elle portait le titre de
Château. » (Mémoire historique sur la ville de Cordes). Cette dernière
assertion ne s’appuie sur aucune preuve. On ne connaît pas jusqu’ici de
document qui fasse mention du château de Cordes au XIIe siècle. Dom
Vaissete le nomme pour la première fois sous l’an 1227. La Charte de Raymond
VII le fait remonter à 1222, mais on n’a pas encore pu aller au-delà.
Il en fut du moins
ainsi pour Grenade sur la Garonne, pour Pampelonne et pour Valence. Mais il y a tout lieu de
croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres
contre les Albigeois et que la charte d’organisation de 1222 ne contribua qu’à
y attirer les habitants des forts de Cahuzac, de Lagnépie et Saint-Marcel,
détruits par les Croisés. On assure en
effet qu’on trouve aux archives nationales un document très ancien dans lequel
cette ville est désignée sous le nom de Mordania ou Mordun. On voit encore
dans le voisinage une église connue sous le nom de Saint-Jean-de-Mordagne. Le
nom primitif de Mordun aurait été changé en Cordun, Cordes(1).
Ainsi la découverte
d’un nouveau document historique faisait dire à l’auteur du Guide du voyageur dans le département du Tarn, qu’il y avait tout
lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les
guerres contre les Albigeois et la charte d’organisation communale de 1222. Ce
document manuscrit, qu’il signalait le premier était demeuré inconnu
jusqu’alors à tous les historiens antérieurs.
Mais M. Compayré le
cite et l’apprécie sans en connaître le texte qui n’était jamais passé sous ses
yeux, sans pouvoir en reproduite par conséquent une seule ligne, sans en
préciser en aucune façon la date et l’origine. Il croit enfin, trompé par de
vagues souvenirs d’une communication verbale, que ce document est conservé aux
archives nationales ou de l’Empire, tandis qu’il se trouve au département des
manuscrits de la Bibliothèque impériale. L’époque à laquelle il remonte étant
inconnue, ainsi que le nom de son auteur, on n’a pu le désigner autrement que
par ces mots : Document très ancien,
qui laissent tout ignorer. Il est impossible avec d’aussi vagues
indications, ne fussent-elles pas fautives,
de songer à remonter à la source, puisqu’on ne rapporte ni l’intitulé de la
pièce, ni son numéro de classement, ni rien de ce qui devrait servir à la faire
retrouver.
On dit avec raison
que ce titre, cité de confiance, apprenait que Cordes avait porté le nom de
Mordania, mais on a attribué mal à propos à ce dernier nom une autre forme ou
variante, celle de Mordun, qui n’existe pas dans la charte. Nous relevons ici
cette inexactitude pour n’avoir pas à y revenir plus tard, lorsque nous
examinerons la pièce elle-même, en dehors de tout ce qu’on a pu dire de faux et
d’incomplet à son égard. La supposition que le nom primitif Mordun aurait été
changé en Cordun, est tout à fait imaginaire ; ni l’un ni l’autre de ces
noms n’a été lu jusqu’à ce jour dans aucun texte. La forme insolite de cette
révélation d’un titre inédit avait besoin d’être expliquée. Loin de nous la
pensée de la regretter au fond puisqu’elle a eu un avantage qui peut lui servir
d’excuse, celui d’appeler l’attention sur un monument du plus hait intérêt pour
l’histoire et la géographie de l’Albigeois ; il prouve en effet
l’existence d’une ancienne ville dont le nom était complètement ignoré et il en
détermine la situation d’une manière certaine, au lieu même où s’éleva, eu XIIIe
siècle, une nouvelle ville connue sous le nom de Cordes, seul conservé
jusqu’à nos jours. Mentionner le premier un semblable document était pour un
historien une bonne fortune difficile à laisser échapper en la passant sous
silence.
L’opinion émise par
M. Cl Compayré devait être nécessairement recueillie par tous ceux qui, après
lui, auraient à rappeler l’origine de la ville de Cordes. Il est inutile d’en
suivre la trace dans des publications éphémères. Contentons-nous de parler de
celles qui, sérieusement conçues, doivent faire autorité pour l’avenir. Si elles
reproduisent comme hors de doute des faits seulement avancés jusque-là comme
probables, elles les corroborent et les font accepter pour authentiques.
C’est ainsi que dans
le Répertoire archéologique du département
du Tarn(2), faisant partie du Répertoire archéologique de la France, publié par ordre du Ministre
de l’instruction publique, et sous la direction du Comité des travaux
historiques, on lit ces mots au sujet de la ville d eCordes : « Avant
la guerre des Albigeois connue sous le nom de Mordania ou Mordagne, dans
laquelle ces hérétiques vinrent alors chercher un refuge, au pied du château
placé sur la cime appartenant aux comtes de Toulouse, appelé par ceux-ci du nom
de Cordua ou Cordova, et organisée par une charte émanée de Raimond VII, datée
du 4 novembre 1222(3). » L’auteur du Répertoire archéologique renvoie, il est vrai, au Guide du voyageur ; mais tandis que
celui-ci avait dit : « Il y a
tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les
Albigeois ; » le Répertoire
archéologique s’empare de cette
conjoncture sans aucune réserve, et pose en fait qu’avant cette guerre, Cordes
était connu sous le nom de Mordania. Nous ne le contestons pas assurément, mais
où en est la preuve ?
Peu après fut publié
le volume des Monographies communales
de l’arrondissement de Gaillac(4), qui comprenait celle de la
commune de Cordes. Tous les documents relatifs à cette partie du territoire
albigeois et dignes de quelque intérêt y avaient une place obligée. Au premier
rang semblait y devoir figurer celui qu’on avait simplement signalé en 1852, et
auquel se rattachait le double mérite de faire connaitre le nom et
l’emplacement d’une ancienne ville tombée dans l’oubli, ainsi que l’origine de celle qui lui succéda
sous une autre dénomination.
On a donc lieu
d’être plus que surpris en voyant que, cette fois encore , et dans le travail
le plus étendu qui eût été fait sur l’histoire de la ville de Cordes, la pièce
qui devait plus que toute autre exciter la curiosité de l’auteur des Monographies, avait échappé à ses
recherches ; nous ne savons pas, au reste, s’il a eu grand souci de la
découvrir. Pas un mot dans son livre, d’ailleurs si plein de faits et
d’indications précieuses, ne témoigne de ses efforts pour substituer un
document positif à une version vague et incertaine répétée jusqu’à lui comme un
écho peu fidèle ; il rappelle, lui aussi, qu’après la destruction par
Simon de Montfort du château de Saint-Marcel, les habitants, disséminés dans la
campagne, cherchèrent un refuge auprès d’un château construit, d’après la
tradition, par les comtes de Toulouse, sur un mamelon isolé des bords du Cérou.
Il cite la Charte du 4 novembre 1222, et redit, comme ses prédécesseurs,
qu’elle est le document le plus ancien qui mentionne Cordes, car tel est le nom
que porta dès ce moment la nouvelle Bastide(5). »
Une petite note
rejetée au bas de la page se borne à reproduite la version relative au nom
primitif de Cordes. M. Cl Compayré avait dit : « On assure qu’on
trouve aux archives nationales un document très ancien dans lequel cette ville
est désignée sous le nom de Mordania ou Mordum. » Mais M. Elie Rossignol,
en répétant cette version anonyme derrière laquelle M. Compayré avait eu la
prudence de se retrancher, donne à entendre, sans doute par mégarde, que le Guide du voyageur est plus affirmatif
que n’y avait songé l’auteur même(6).
1 Guide du Voyageur, p. 118
2 Par M ; Hipp. Crozes. Paris, imprimerie
impériale, 1865, in-4°
3 Répertoire archéologique du Tarn, col. 88.
4 Monographie communale ou étude statistique,
historique et monumentale du département du Tarn, par Elie A. Rossignol, 1re
partie, arrondissement de Gaillac, t. III. Toulouse, Delboy, 1865, in-8
5 Monographies communales du département du Tarn, 1re partie. Arrondissement de Gaillac, t. III,
p. 8.
6 Voici la note de la monographie de Cordes :
« M. Compayré dit que la ville,
d’après d’anciens titres aux archives nationales, aurait été désignée sous le
nom de Mordania ou Mordun. » Il avait écrit : « On assure » ce qui signifiait
clairement qu’il n’était pas en mesure d’affirmer par lui-même et qu’il
renvoyait à la source inconnue à laquelle d’autres prétendaient avoir puisé
avant lui pour vérifier l’exactitude de ce qu’on assurait.
Le second historien
invoque le témoignage du premier, comme étant basé sur des documents manuscrits
qu’il aurait vus, alors que celui-ci se contente d’énoncer un fait comme
probable, d’après des titres qu’on lui a dit exister quelque part.
Ce sont des
différences qui doivent passer inaperçues lorsqu’on n’a pas un intérêt direct à
les étudier, mais qu’il était bon de signaler dans l’étude que nous avons
entreprise.
Il en est des
versions écrites comme des versions orales, lorsqu’elles ne sont pas
textuellement reproduites ; elles s’altèrent insensiblement et finissent
par devenir méconnaissables. C’est dans cette voie que se sont engagés, sans
doute involontairement, les nouveaux historiens de l’Albigeois, et que bien
d’autres après eux sont menacés d’être également entraînés, si on ne les tient
en garde. Le meilleur moyen de prévenir des erreurs faciles à commettre, en
l’absence d’un texte original, serait à coup sûr de publier ce texte
même ; il ne laisserait place à aucun doute et trancherait définitivement
une question d’histoire locale à peine entrevue. Tel est le but que nous
nous sommes proposé ; mais
auparavant il était nécessaire d’aplanir le terrain encombré de matériaux
informes et de dire l’usage qu’on en avait fait jusqu’à ce jour. Nous nous
sommes vu en quelque sorte dans cette obligation, et nous ne pouvions guère
nous en affranchir, puisqu’il nous était permis de fournir à cet égard des renseignements
tout particuliers.
Les textes dont nous
venons de comparer et d’analyser les variantes rappellent un fait essentiel qui
ne saurait plus être passé sous silence. Par cela même qu’il a été produit une
première fois, il est acquis pour toujours à l’histoire de la ville de Cordes,
bien qu’il ait une origine mystérieuse et par suite une authenticité suspecte.
Le document qui l’a fourni n’a été vu par aucun de ceux qui en ont parlé. On
pourrait ajouter que c’est d’autant plus extraordinaire que les historiens de
l’Albigeois seraient facilement parvenus à le découvrir, s’ils avaient pris la
peine de compulser avec soin des
manuscrits qu’ils ont dû avoir souvent sous la main avant d’entreprendre leurs
ouvrages.
Le peu que l’on sait
encore de cette Charte anonyme et sans date ne peut avoir d’autre origine que
le souvenir d’une conversation et une note peu exacte prise à la suite. Pour
être à même de compléter et de rectifier cette note, ne faudrait-il pas avoir
recours à l’interlocuteur de M. Cl. Compayré qui avait découvert le
document ? Dans l’espoir qu’il pourrait être utile de le publier, nous
l’avons recherché dans nos cartons où il avait pris place depuis longues
années. On a compris sans doute que
celui qui avait vu sa communication verbale se glisser à son insu dans un livre
et se reproduire toujours inexactement, est le même qui a l’honneur de
s’adresser aujourd’hui à l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles
Lettres de Toulouse. Puisse-t-elle excuser cette discussion préliminaire, qui
porte avec elle un enseignement et qui devait nous amener à offrir à
l’Académie, dans un cadre bien imparfait, un document peut-être digne de
paraître sous son patronage.
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