lundi 14 juillet 2014

Cordes (Cordes sur Ciel) par Gustave de Clausade-1

M. Gustave de Clausade

Remarques historiques
Sur
L’origine de la ville de Cordes, en Albigeois

Extrait des Mémoires de l’Académie impériale des Sciences de Toulouse
6e série –Tome V


D’après les historiens modernes de l’Albigeois, la plus ancienne mention qui aurait été faite du château de Codes (Castrum de Cordoa), se trouverait dans une charte de Raymond VII, comte de Toulouse, en date du 2 des nones de novembre (4 novembre) 1222 (1). Ce précieux document original, découvert dans les archives de la préfecture du Tarn à Albi, a été publié, pour la première fois, en 1841, par M. Cl. Compayré, sous le titre de : Charte de fondation de la ville de Cordes, par le comte Raymond VII(2). Aucun doute ne s’élevait alors dans l’esprit de l’auteur sur l’exactitude de  cette attribution(3) ; mais, quelques années après, en 1852, il fit paraître un nouvel ouvrage d’histoire locale(4), dans lequel, modifiant ce qu’il avait avancé au sujet de l’origine de la ville de Cordes, il hésite à croire qu’on doive l’attribuer à Raymond VII, et la fixer en 1222 : « On ignore, dit-il, l’époque de sa fondation(5).
Il expose ensuite, comme il l’avait déjà fait en 1841, et presque dans les mêmes termes, l’hypothèse étymologique qui ferait dériver le nom de Cordes de celui d’une célèbre ville d’Espagne. Nous transcrivons le texte de 1852, parce qu’il nous amène directement au sujet que nous avons à traiter dans ce mémoire.
« S’il fallait s’en rapporter à l’étymologie de son nom latin Cordua, et quelquefois Corduba, on serait tenté de croire qu’un des comtes de Toulouse, qui étendaient leur domination sur l’Albigeois, en fut le fondateur et lui donna le nom d’une des plus belles villes de l’Andalousie. C’était l’usage aux XIIe et XIIIe siècles de décorer du nom de quelque ville importante d’Espagne, les nouveaux châteaux ou forteresses construits dans le pays.


1 Etudes historiques et documents inédits sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaux, par M. Cl Compayé, Albi, Maurice Papailhau, 1841, 1 vol. in-4°.- archives historiques de l’Albigeois et du pays Castrais, publiées par P. Roger. Albi, S. Rodière, 1 vol. in-8, sans date au frontispice, mais portant celle de 1842 sur la couverture imprimée. Ces deux ouvrages sont les premiers qui aient parlé de la charte de Cordes de 1222 ; mais l’initiative de sa publication revient aux Etudes historiques, ouvrage d’un grand mérite qui a enrichi l’histoire locale d’une multitude de faits nouveaux.
2 Etudes historiques
3 « Il y a lieu de croire qu’après la destruction par les Croisés des châteaux de Cahuzac, de Laguêpie et du fameux fort de Saint-Marcel, qui résista longtemps à leurs attaques, le comte de Toulouse songea à réparer les pertes qu’il avait éprouvées dans cette partie de ses  domaines. Il fit fonder plusieurs villes, construire de nouvelles forteresses, et, comme la position de Cordes dut lui paraître très importante, il offrit des franchises, des privilèges et un asile assuré aux familles dispersées qui voudraient s’établir autour du château. » (Etud. Histor. et document inédits sur l’Albigeois, p. 390.)
Le comte Raymond VII fonda la ville de Cordes en 1222 ; il concéda des terres à ses habitants, leur accorda des privilèges et les soumit à des redevances. Le château de Cordes était depuis longtemps construit quand la ville fut fondée, et ne tarda pas à devenir l’une des plus redoutables forteresses de l’Albigeois. » (Archives historiques de l’Albigeois, par P. Roger, p. 103.)
4 Guide du voyageur dans le département du Tarn, itinéraire historique, statistique et archéologique, par M. Cl Compayré, Albi, Maurice Papailhau, 1 v. in-12 ; sans date au frontispice, mais la couverture imprimée porte celle de 1852.
5 Guide du voyageur.- On lit dans les Mémoires manuscrits de M. Alex Dumège, sur les antiquités du département du Tarn, rédigés en 1821 et déposés aux archives de la préfecture d’Albi : « L’époque précise de la fondation de la ville de Cordes n’est point connue. Des médailles impériales, des statuettes de bronze, des pierres gravées dont nous rapportons les dessins dans la seconde partie de cet ouvrage, prouvent évidemment que la contrée renferma une population nombreuse, tant que les Romains furent maîtres des Gaules ; mais ces divers monuments, trouvés dans les environs de Cordes, ne fournissent rien de particulier sur cette ville. Vers la fin du XIIe siècle, elle portait le titre de Château. » (Mémoire historique sur la ville de Cordes). Cette dernière assertion ne s’appuie sur aucune preuve. On ne connaît pas jusqu’ici de document qui fasse mention du château de Cordes au XIIe siècle. Dom Vaissete le nomme pour la première fois sous l’an 1227. La Charte de Raymond VII le fait remonter à 1222, mais on n’a pas encore pu aller au-delà.

Il en fut du moins ainsi pour Grenade sur la Garonne, pour Pampelonne  et pour Valence. Mais il y a tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les Albigeois et que la charte d’organisation de 1222 ne contribua qu’à y attirer les habitants des forts de Cahuzac, de Lagnépie et Saint-Marcel, détruits par les Croisés. On assure en effet qu’on trouve aux archives nationales un document très ancien dans lequel cette ville est désignée sous le nom de Mordania ou Mordun. On voit encore dans le voisinage une église connue sous le nom de Saint-Jean-de-Mordagne. Le nom primitif de Mordun aurait été changé en Cordun, Cordes(1).
Ainsi la découverte d’un nouveau document historique faisait dire à l’auteur du Guide du voyageur dans le département du Tarn, qu’il y avait tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les Albigeois et la charte d’organisation communale de 1222. Ce document manuscrit, qu’il signalait le premier était demeuré inconnu jusqu’alors à tous les historiens antérieurs.
Mais M. Compayré le cite et l’apprécie sans en connaître le texte qui n’était jamais passé sous ses yeux, sans pouvoir en reproduite par conséquent une seule ligne, sans en préciser en aucune façon la date et l’origine. Il croit enfin, trompé par de vagues souvenirs d’une communication verbale, que ce document est conservé aux archives nationales ou de l’Empire, tandis qu’il se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque impériale. L’époque à laquelle il remonte étant inconnue, ainsi que le nom de son auteur, on n’a pu le désigner autrement que par ces mots : Document très ancien, qui laissent tout ignorer. Il est impossible avec d’aussi vagues indications,  ne fussent-elles pas fautives, de songer à remonter à la source, puisqu’on ne rapporte ni l’intitulé de la pièce, ni son numéro de classement, ni rien de ce qui devrait servir à la faire retrouver.
On dit avec raison que ce titre, cité de confiance, apprenait que Cordes avait porté le nom de Mordania, mais on a attribué mal à propos à ce dernier nom une autre forme ou variante, celle de Mordun, qui n’existe pas dans la charte. Nous relevons ici cette inexactitude pour n’avoir pas à y revenir plus tard, lorsque nous examinerons la pièce elle-même, en dehors de tout ce qu’on a pu dire de faux et d’incomplet à son égard. La supposition que le nom primitif Mordun aurait été changé en Cordun, est tout à fait imaginaire ; ni l’un ni l’autre de ces noms n’a été lu jusqu’à ce jour dans aucun texte. La forme insolite de cette révélation d’un titre inédit avait besoin d’être expliquée. Loin de nous la pensée de la regretter au fond puisqu’elle a eu un avantage qui peut lui servir d’excuse, celui d’appeler l’attention sur un monument du plus hait intérêt pour l’histoire et la géographie de l’Albigeois ; il prouve en effet l’existence d’une ancienne ville dont le nom était complètement ignoré et il en détermine la situation d’une manière certaine, au lieu même où s’éleva, eu XIIIe siècle, une nouvelle ville connue sous le nom de Cordes, seul conservé jusqu’à nos jours. Mentionner le premier un semblable document était pour un historien une bonne fortune difficile à laisser échapper en la passant sous silence.
L’opinion émise par M. Cl Compayré devait être nécessairement recueillie par tous ceux qui, après lui, auraient à rappeler l’origine de la ville de Cordes. Il est inutile d’en suivre la trace dans des publications éphémères. Contentons-nous de parler de celles qui, sérieusement conçues, doivent faire autorité pour l’avenir. Si elles reproduisent comme hors de doute des faits seulement avancés jusque-là comme probables, elles les corroborent et les font accepter pour authentiques.
C’est ainsi que dans le Répertoire archéologique du département du Tarn(2), faisant partie du Répertoire archéologique de la France, publié par ordre du Ministre de l’instruction publique, et sous la direction du Comité des travaux historiques, on lit ces mots au sujet de la ville d eCordes : « Avant la guerre des Albigeois connue sous le nom de Mordania ou Mordagne, dans laquelle ces hérétiques vinrent alors chercher un refuge, au pied du château placé sur la cime appartenant aux comtes de Toulouse, appelé par ceux-ci du nom de Cordua ou Cordova, et organisée par une charte émanée de Raimond VII, datée du 4 novembre 1222(3). » L’auteur du Répertoire archéologique renvoie, il est vrai, au Guide du voyageur ; mais tandis que celui-ci avait dit : «  Il y a tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les Albigeois ; » le Répertoire archéologique  s’empare de cette conjoncture sans aucune réserve, et pose en fait qu’avant cette guerre, Cordes était connu sous le nom de Mordania. Nous ne le contestons pas assurément, mais où en est la preuve ?
Peu après fut publié le volume des Monographies communales de l’arrondissement de Gaillac(4), qui comprenait celle de la commune de Cordes. Tous les documents relatifs à cette partie du territoire albigeois et dignes de quelque intérêt y avaient une place obligée. Au premier rang semblait y devoir figurer celui qu’on avait simplement signalé en 1852, et auquel se rattachait le double mérite de faire connaitre le nom et l’emplacement d’une ancienne ville tombée dans l’oubli,  ainsi que l’origine de celle qui lui succéda sous une autre dénomination.
On a donc lieu d’être plus que surpris en voyant que, cette fois encore , et dans le travail le plus étendu qui eût été fait sur l’histoire de la ville de Cordes, la pièce qui devait plus que toute autre exciter la curiosité de l’auteur des Monographies, avait échappé à ses recherches ; nous ne savons pas, au reste, s’il a eu grand souci de la découvrir. Pas un mot dans son livre, d’ailleurs si plein de faits et d’indications précieuses, ne témoigne de ses efforts pour substituer un document positif à une version vague et incertaine répétée jusqu’à lui comme un écho peu fidèle ; il rappelle, lui aussi, qu’après la destruction par Simon de Montfort du château de Saint-Marcel, les habitants, disséminés dans la campagne, cherchèrent un refuge auprès d’un château construit, d’après la tradition, par les comtes de Toulouse, sur un mamelon isolé des bords du Cérou. Il cite la Charte du 4 novembre 1222, et redit, comme ses prédécesseurs, qu’elle est le document le plus ancien qui mentionne Cordes, car tel est le nom que porta dès ce moment la nouvelle Bastide(5). »
Une petite note rejetée au bas de la page se borne à reproduite la version relative au nom primitif de Cordes. M. Cl Compayré avait dit : « On assure qu’on trouve aux archives nationales un document très ancien dans lequel cette ville est désignée sous le nom de Mordania ou Mordum. » Mais M. Elie Rossignol, en répétant cette version anonyme derrière laquelle M. Compayré avait eu la prudence de se retrancher, donne à entendre, sans doute par mégarde, que le Guide du voyageur est plus affirmatif que n’y avait songé l’auteur même(6).


1 Guide du Voyageur, p. 118
2 Par M ; Hipp. Crozes. Paris, imprimerie impériale, 1865, in-4°
3 Répertoire archéologique du Tarn, col. 88.
4 Monographie communale ou étude statistique, historique et monumentale du département du Tarn, par Elie A. Rossignol, 1re partie, arrondissement de Gaillac, t. III. Toulouse, Delboy, 1865, in-8
5 Monographies communales du département du Tarn, 1re partie. Arrondissement de Gaillac, t. III, p. 8.
6 Voici la note de la monographie de Cordes : « M. Compayré dit que la ville, d’après d’anciens titres aux archives nationales, aurait été désignée sous le nom de Mordania ou Mordun. » Il avait écrit : « On assure » ce qui signifiait clairement qu’il n’était pas en mesure d’affirmer par lui-même et qu’il renvoyait à la source inconnue à laquelle d’autres prétendaient avoir puisé avant lui pour vérifier l’exactitude de ce qu’on assurait.

Le second historien invoque le témoignage du premier, comme étant basé sur des documents manuscrits qu’il aurait vus, alors que celui-ci se contente d’énoncer un fait comme probable, d’après des titres qu’on lui a dit exister quelque part.
Ce sont des différences qui doivent passer inaperçues lorsqu’on n’a pas un intérêt direct à les étudier, mais qu’il était bon de signaler dans l’étude que nous avons entreprise.
Il en est des versions écrites comme des versions orales, lorsqu’elles ne sont pas textuellement reproduites ; elles s’altèrent insensiblement et finissent par devenir méconnaissables. C’est dans cette voie que se sont engagés, sans doute involontairement, les nouveaux historiens de l’Albigeois, et que bien d’autres après eux sont menacés d’être également entraînés, si on ne les tient en garde. Le meilleur moyen de prévenir des erreurs faciles à commettre, en l’absence d’un texte original, serait à coup sûr de publier ce texte même ; il ne laisserait place à aucun doute et trancherait définitivement une question d’histoire locale à peine entrevue. Tel est le but que nous nous  sommes proposé ; mais auparavant il était nécessaire d’aplanir le terrain encombré de matériaux informes et de dire l’usage qu’on en avait fait jusqu’à ce jour. Nous nous sommes vu en quelque sorte dans cette obligation, et nous ne pouvions guère nous en affranchir, puisqu’il nous était permis de fournir à cet égard des renseignements tout particuliers.
Les textes dont nous venons de comparer et d’analyser les variantes rappellent un fait essentiel qui ne saurait plus être passé sous silence. Par cela même qu’il a été produit une première fois, il est acquis pour toujours à l’histoire de la ville de Cordes, bien qu’il ait une origine mystérieuse et par suite une authenticité suspecte. Le document qui l’a fourni n’a été vu par aucun de ceux qui en ont parlé. On pourrait ajouter que c’est d’autant plus extraordinaire que les historiens de l’Albigeois seraient facilement parvenus à le découvrir, s’ils avaient pris la peine de compulser  avec soin des manuscrits qu’ils ont dû avoir souvent sous la main avant d’entreprendre leurs ouvrages.

Le peu que l’on sait encore de cette Charte anonyme et sans date ne peut avoir d’autre origine que le souvenir d’une conversation et une note peu exacte prise à la suite. Pour être à même de compléter et de rectifier cette note, ne faudrait-il pas avoir recours à l’interlocuteur de M. Cl. Compayré qui avait découvert le document ? Dans l’espoir qu’il pourrait être utile de le publier, nous l’avons recherché dans nos cartons où il avait pris place depuis longues années.  On a compris sans doute que celui qui avait vu sa communication verbale se glisser à son insu dans un livre et se reproduire toujours inexactement, est le même qui a l’honneur de s’adresser aujourd’hui à l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse. Puisse-t-elle excuser cette discussion préliminaire, qui porte avec elle un enseignement et qui devait nous amener à offrir à l’Académie, dans un cadre bien imparfait, un document peut-être digne de paraître sous son patronage.

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