mercredi 6 novembre 2013

Pierre de Ronsard et Hélène de Surgères

En 1570, on arrive au palais du Louvre par la rue d’Autriche, étroite et mal pavée, encastrée entre le mur d’enceinte et le fameux hôtel du Petit –Bourbon.
Il y a toujours là des groupes de badauds, de laquais, de soldats, de mendiants que l’on doit écarter pour se frayer un passage. Les abords de la porte du Louvre sont encombrées dès le matin, car l’entrée du palais est libre : chaque sujet du roi de France a le droit d’y pénétrer à la seule condition d’être décemment vêtu et de marcher à pied, l’honneur d’entrer à cheval étant strictement réservé aux princes du sang. Quant aux carrosses, la garde qui veille ne laisse passer que ceux de la famille royale.
La première porte, la porte de Bourbon, encadrée de deux jeux de paumes par les soins de François 1er, donne sur le pont de bois d’une douzaine de mètre qui enjambe le fossé, et dont la seconde moitié forme pont-levis, par prudence.
L’endroit est bien fréquenté : on voit passer là des hommes d’armes, des gentilshommes en hauts-de-chausses bouffants, des dames coiffées d’escoffions de perles, des cavaliers en riche pourpoint crevé de soieries, toque en tête et dague au côté ; mais si l’on s’y attarde, il convient de se parfumer violemment car, en été, l’eau qui croupit dans le large fossé répand une fort vilaine odeur, d’autant plus vilaine que les serviteurs du palais ont depuis longtemps la fâcheuse habitude d’y vider les chaises percées, qui sont alors fort nombreuses. Les sièges de commodité, que le lecteur nous pardonne, méritent une digression.
Dans l’inventaire de la reine mère, on relèvera trois de ces meubles luxueusement  décorés : l’un tout garni de velours bleu, l’autre, de velours rouge à fond de satin et le dernier, bien triste, tendu de damas noir, en signe de deuil de son défunt époux, le roi Henri II. Catherine possède, de plus, un choix de chaises percées pliantes, pour le voyage. Les pots de chambre sont plus rares ; ce ne sont, à cette époque, que de précieux bibelots que l’on fabrique pour l’élite, avec les mêmes raffinements que des bijoux. Aussi les environs du Louvre et même l’intérieur sont-ils d’une saleté surprenante, malgré les défenses annoncées, à son de trompe, aux Parisiens  « de n’avoir à faire leurs ordures dans l’enclos du château ».
On vient, heureusement, de curer le fossé lorsque Pierre de Ronsard retrouve Paris, après deux années passées au grand air, dans les bois et les prés vendômois. Il revoir, toujours aussi sombre, la voûte où s’ouvrent les corps de garde des archers de la Prévôté. Dans la cour, défoncée depuis la démolition de la vieille tour, il reconnait, au passage, quelques courtisans, infatigables attrapeurs de pensions, auxquels il se mêlait autrefois.
Le chantier de son ami Pierre Lescot n’est pas terminé, mais, au-delà du mur d’enceinte, on aperçoit une partie du château que Catherine de Médicis a commandé à Philibert de Lorme.
Le palais de la reine s’élève sur l’emplacement  des anciennes fabriques de tuiles, ces tuileries qui fournissaient la couverture de tous les toits de la cité. En souvenir de sa jeunesse, la reine mère a commandé également un jardin à l’italienne, dont les gazons et les fleurs effacent les traces du terrain vague où l’on enfouissait autrefois les tripes de la Grande Boucherie.
Elle  a songé à bien d’autres travaux, car la « demeurance » de François 1er lui parait trop petite pour la foule qui s’y presse : les gentilshommes, les pages, les fourriers, les officiers qui se croisent dans les antichambres, les deux cent quinze hommes de la garde française et les sept cents archers chargés de la surveillance des entrées, les cent gentilshommes ordinaires de la cour, qui s’affairent dès l’aurore ; à ce monde agité, il faut ajouter les innombrables visiteurs, les courtisans, les quémandeurs, les magistrats et tous les gens qui n’ont rien à y faire ; il y a encore les dames d’honneur, les musiciens, les laquais, les huissiers, aux tenues voyantes mi-vert et mi-blanc,  ou mi-rouge et mi-jaune ; on ne peut oublier dans cette fourmilière, le personnel des cuisines, de la maison du four, de la panneterie, de l’épicerie, de l’échansonnerie, de la bouteillerie et des écuries. Le train de la cour exige plus de six mille chevaux !
Catherine de Médicis, pour embellir et agrandir son palais, s’est adressée aux architectes et aux artistes qui, déjà, avaient donné toute satisfaction à François 1er et à Henri II. On retrouve à la tête des équipes Pierre Lescot et Jean Goujon.
L’architecte Pierre Lescot, fils d’un procureur du roi à la cour des aides, est un gentilhomme aussi adroit  dans les travaux de son art que dans les intrigues de la cour. Il connait parfaitement la valeur de ce que nous appelons la publicité et il se félicite de celle que lui fait, par ses poésies, son ami Pierre de Ronsard. En échange, il a mis en bonne place, sur un fronton de la façade ouest du palais, une Renommée qui souffle dans une trompette, symbole de la puissance du verbe de son poète préféré et, lorsque Henri II l’a interrogé à ce sujet, il a su vanter les mérites de Ronsard, qui l’en a remercié, en vers, naturellement :
                       
                                   ...tu fis engraver sur le haut
                        Du Louvre une Déesse, à qui jamais ne faut
                        Le vent, à joue enflée, au creux d’une trompette,
                        Et la monstras au Roy, disant qu’elle estoit faite
                        Exprès pour figurer la force de mes vers
                        Qui, comme veut, portyent mon nom par l’univers.

Le frêle Charles IX, roi enfant, ne cherche pas à contrarier sa mère, il conserve les mêmes architectes, les mêmes artistes et les mêmes entrepreneurs. Il admire leur talent mais il leur préfère les poètes. Il éprouve pour les esprits savants une respectueuse admiration : Quand il faisait mauvais temps, écrit Brantôme, ou de pluie, le Roy envoyait quérir Messieurs les Poètes en son cabinet et, là, passait son temps avec eux... Entre autres poètes en son cabinet et, là, passait son temps avec eux... Entre autres poètes en son cabinet et, là, passait son temps avec eux...  Entre autres poètes qu’il aimait le plus, étaient Messieurs Dorat, de Ronsard et Baïf lesquels il voulait toujours qu’ils composassent quelque chose, et quand ils la lui apportaient il se plaisait fort à la lire et les en récompensait

Lui-même taquine la Muse, il compose des vers qu’il adresse à son maître, Pierre de Ronsard.

            Ronsard, je connais bien que si tu ne me vois,
            Tu oublies soudain de ton grand roi la voix :
            Mais pour t’en souvenir, apprends que je n’oublie
            Continuer toujours d’apprendre en poésie :
            Et pour ce j’ai voulu t’envoyer cet écrit
            Pour enthousiasmer ton fantastique esprit.
Donc ne t’amuse plus à faire ton ménage :
            Maintenant n’est plus temps de faire jardinage.
            Il faut suivre ton Roi qui t’aime sur tous
            Pour les vers qui de toi coulent braves et doux.

La musique, inséparable de la poésie du temps, séduit aussi le souverain artiste que l’on voit se lever pendant la messe, pour aller chanter au luth avec ses chantres : Il chante, dit un témoin, la taille et le dessus fort bien...
Il chante, non seulement la messe, mais les airs à la mode ; surtout ceux que l’on compose pour les vers de Ronsard, car ce poète est bon musicien. S’il n’a pas une assez jolie voix pour être l’interprète de ses œuvres, il sait ajuster ses poésies de telle sorte qu’on les puisse chanter : Les plus excellents musiciens ont pris à tâche de faire imprimer la plupart de ses sonnets et de ses odes avec les mots d’une musique harmonieuse, ce qui plut de telle sorte à la cour qu’elle ne résonnait plus rien d’autre chose...
Poète, musicien, ciseleur et peintre à l’occasion, Charles IX trouve le temps de chasser, il va courre le cerf et se plaît à s’époumoner en soufflant du cor dans les forêts. Il joue à la paume et fabrique des armes. Pour cette récréation artisanale, il a fait aménager, dans le Louvre, un atelier avec une forge, où il met au point, pour son plaisir, différents modèles d’arquebuses.
Très éclectique, il organise et met en scène, avec la même minutie, les fêtes les plus élégantes, les plus raffinées, et les divertissements les plus sauvages. Il fait volontiers dévorer un mulet par les lion de sa ménagerie ou bien il envoie ses chiens attaquer quelque animal sans défense. C’est ainsi que l’on trouve cette note dans les comptes des dépense de la Maison Royale : à Nicola Audry, 200 livres tournois pour le récompenser de quatre vaches à luy appartenant, que Sa Majesté a fait étrangler par ses grands lévriers.
En août 1570, lorsque Pierre de Ronsard regagne Paris après deux années de fièvre quarte persistante et de repos en province, il découvre de profonds changements dans la vie mondaine et intellectuelle de la capitale. Pendant son absence, les beaux esprits ont pris d’autres habitudes. Ils se réunissent, faubourg Saint-Honoré, dans le salon tapissé de verdures de Claude-Catherine de Clermont, la maréchale de Retz. Cette veuve séduisante, qui a apporté à son second mari le titre de comte de Retz qu’elle tenait de son défunt époux, a vu s’affermir sa renommée littéraire. Elle est jolie, elle ne manque pas de talent, et chacun se plaît, à la cour comme à  la ville, à admirer les aimables poésies qu’elle compose en italien, en latin, en espagnol avec autant d’aisance qu’en français. Tous ceux qui ont le culte des belles-lettres s’en vont chez elle « pétrarquiser » en compagnie de Marguerite de Valois.
Dans ce groupe, où triomphent les dissertations subtiles et les jeux poétiques, un jeune auteur a conquis une place que n’avait pas pressentie Ronsard deux années auparavant, quand il assistait à ses débuts. Ce dangereux rival, fils d’un mercier, se nomme François Desportes. Il doit sa célébrité rapide à son goût pour Pétrarque et à des recueils de poésie inconnus en France qu’il a rapportés d’Italie. Bien que ses œuvres n’aient pas encore été publiées ; on sait dans Paris qu’il célèbre avec succès Marguerite de Valois, tandis que Pontus de Tyard chante les charmes divers de la maréchale de Retz et qu’Amadis Jamyn prépare un ensemble de poésies entièrement consacré à cette amie des belles-lettres.

Ronsard s’inquiète ; ces nouveaux venus, ces débutants vont-ils le faire oublier, lui, le Prince des Poètes, lui, dont les chansons ont été lancées par les plus brillants gentilshommes de la cour ? Verra-t-il l’éclat de sa gloire éclipsé par ces jeunes rimeurs ? Non !... Le Troubadour vieillissant va reprendre du service et, puisque le bon ton exige que le poète chante, comme autrefois, quelque damoiselle, il va en chercher une, lui aussi. Depuis quarante ans qu’il travaille à la cour, il en sait les intrigues et les pièges. Il est entré au service des rois de France quand il avait douze ans, comme page du dauphin François, aussi n’ignore-t-il rien des moyens de réussir. A force de flatteries et de patience, il a pu gagner la place d’ »Homère patenté » des rois. Il n’a jamais caché cette fonction de poète-courtisant, au contraire. Dans son « Discours contre fortune », il reconnaît même que ces travaux sont pénibles et que le succès à la cour exige un long apprentissage :

            Lors j’appris le chemin d’aller souvent au Louvre...
            J’appris à desguiser le naïf de ma face,
            Espier, escouter, aller de place en place,
            Cherchant la mort d’autruy : misérable moyen...
            Bazané me devin tout le beau teint vermeil,
            Et n’esternuay point regardant le soleil.

A vingt-cinq ans, Ronsard, ayant compris l’intérêt de la poésie de circonstance, se lance dans la propagande lyrique pour souverains et grands de ce monde, ainsi qu’il le dit bien haut dans son premier livre :
                                   Je suis le trafiqueur de Muses
                                   Et  de leurs biens, Maistres du Temps...

Il loue, mais il n’oublie pas de mettre en valeur la moindre de ses louanges. Il se permet de déclarer aux souverains qu’il est le meilleur des agents de « public relations » :

                        Ton nom que mon vers dira,
                        Tout le monde remplira
                        De ta louange notoire :
                        Un tas qui chantent de toy,
                        Ne sçavent si bien que moy
                        Comme on doit sonner la gloire.

Prévoyant, il a même assuré son avenir en célébrant Charles IX dès son enfance.
Dix ans ont déjà passé mais Ronsard n’a pas oublié le Louvre de ce temps-là. Pourtant, les temps ont changé. La belle Renaissance  de François 1er n’a pas tenu ses promesses, les temps sont devenus très durs, il est difficile de bien vivre si l’on n’a pas d’énormes prébendes. La hausse des prix, la baisse de la livre tournois, l’augmentation des impôts ont ruiné les propriétaires, les rentiers et les fonctionnaires. Les commerçants et les spéculateurs se sont enrichis, mais ces contribuables-là cachent leurs bénéfices, ils échappent aux agents du fisc, tant et si bien que l’Etat s’appauvrit chaque jour : les officiers ne sont plus payés, le peuple murmure, les guerres coûtent cher, l’argent se fait rare.
Au palais, Ronsard revoit les satins, les brocarts, les dentelles de toutes les demoiselles de l’Escadron Volant, collection de trente dames d’honneur choisies par Catherine de Médicis parmi l’élite de la noblesse. C’est le plus bel ornement de la cour, cet ensemble de nymphes brunes ou blondes qui dansent, chantent ou jouent la comédie, sans jamais oublier leur mission, car leur décolleté comme leur sourire doivent, en toutes circonstances, servir la politique de la France. Elles mènent une existence presque militaire, vivent en commun couchent en dortoir, et la princesse de La Roche-sur-Yon veille sur leur bonne tenue. Théoriquement du moins, l’Escadron Volant devait donner l’exemple de la vertu !
Ronsard, amateur de jolies filles est tenu, par sa situation et par sa tonsure, à une certaine réserve ; il montra souvent plus de galanterie dans ses vers que dans la vie. Sa tonsure toutefois n’en faisait pas un ecclésiastique et lorsque ses ennemis, les protestants, lui reprocheront d’être un prêtre qui chante la volupté, il répondra :
                                               ... tu dis que je suis prestre,
                        J’atteste l’Eternel que je le voudrais estre.

En réalité ce qu’il y a de plus ecclésiastique chez Ronsard ce sont les « bénéfices ». Il a surtout cherché à faire, selon sa propre expression, « crosser sa lyre », c’est-à-dire à obtenir des commandes de cures et de prieurés, sources de revenus et d’honneurs. L’état de prieur et celui d’amoureux ne sont pas incompatibles ; si l’on voit le poète se contenter de faire une cour discrète et poétique à la pure demoiselle de Chasteaubrun, on le voit infiniment moins respectueux envers la plus provocante des nymphes de l’Escadron Volant, Isabeau de Limeuil. Cette noble jeune fille l’abandonnera pour le beau condé. Elle en sera sévèrement châtiée, on l’enverra au couvent, puis en prison où son amant viendra la chercher. Le scandale oublié et Condé retenu par d’autres amours, Ysabeau se fera épouser par un très riche banquier italien.
En 1570, Ronsard l’apercevra au Louvre, toujours belles, de même à Blois, l’année précédente il a rencontré Cassandre mariée. Ni l’âge, ni la course des jours n’effacent en son cœur les amoureux souvenirs. Il n’oublie rien. Il se souvient tout autant des misères de la guerre civile, qu’il a vainement tenté d’arrêter par ses chants. Peut-être, en ce mois d’août, croit-il comme tant d’autres Français à la paix que l’on a signée à Saint-Germain. La voici enfin arrivée cette tolérance qu’il a tant souhaitée quand il parlait au nom de la France. Cette paix entre catholiques et huguenots, on la doit à la politique de Catherine de Médicis et aux avantages remportés par Coligny après Jarnac, mais les sages, eux, ne croient plus à la sincérité des hommes politiques.
Dans cette atmosphère d’allégresse, ressentie par les uns et feinte par les autres, le retour du poète à la cour est marqué par de nouveaux honneurs. Charles IX, l’apercevant dans la grande salle du palais, l’appelle et lui dit à haute voix, devant les courtisans étonnés : Viens... mon cher poète, viens t’asseoir près de moi sur le trône royal ! Le Vendômois connaît trop les usages de la cour pour accepter une pareille invitation, mais il est rassuré : sa gloire et sa fortune ainsi confirmées, il peut se mettre en quête d’une dame bien sous tous rapports qu’il célébrera, dépassant, dans le genre qu’il a lancé, ce petit François Desportes dont les succès commencent à l’irriter.
Une fois de plus, c’est dans l’Escadron Volant qu’il va chercher une inspiratrice. On prétendra, à la fin du XVIe siècle, que Catherine de Médicis lui a demandé, elle-même, avec insistance, de choisir Hélène de Surgères. Ronsard est bien assez diplomate pour calculer tout seul l’intérêt qu’il y a pour lui à chanter Hélène, la docte de la cour -  aussy l’appelle-t-on la Minerve, comme la décrit Brantôme. Elle est fille de chambre de la reine mère ; ses compagnes, dans cette noble fonction sont ses propres cousines, diane et Jeanne de Cossé-Brissac, les filles du maréchal. Toutes trois ont une réputation  de sagesse exemplaire, et Baïf, secrétaire de la chambre du roi, a dit son admiration pour le grand savoir et l’application des nymphes Surgères et Brissac qui lisent Homère et Ronsard :

                        Je vous vois toujours studieuses
                        Tenir quelque livre à la main,
                        En langue nostre ou étrangère
                        Nymphes de Brissac et Surgère
                        Que vous ne feuilletez en vain.

Hélène fait partie de la petite cour de la comtesse de Retz où, précisément, brille François Desportes. Tous les poètes qui fréquentent le cénacle à la mode célèbre respectueusement cette  jeune dame d’honneur :

Et Surgère est si sage et d’un sçavoir si grand,
Que des lieux plus lointaings, à toute heure, on entend
Renommer sa sagesse et sa vertu divine.

Jodelle définit l’attitude à tenir devant elle : Tout siècle doit en toy ta vertu reconnoistre. Remi Belleau, comme les autres, admire en elle
                                   ... une âme toute accomplie
                                   D’honneur et de vertu, remplie
                                   De grâces et de doux accueil.

Amadis Jamyn, la comparant dans un sonnet à Hélène de Troie, lui donne la préférence :

A Hélène de nom et de beauté tu sembles,
Mille feux, mille appas sur ton front tu assembles,
Tes ris et tes regards sont des amours secrets ;
D’un poinct vous différez : Elle fut vicieuse
Cause de tant de sang respandu par les Grecs ;
Tu es sçavante, sage et douce, et vertueuse.

C’est à l’église que Ronsard prétend avoir découvert les charmes de la belle Hélène, pendant une de ces messes de la cour que Catherine de Médicis s’efforçait de rendre « fort agréables autant que dévotes par les bons chantres de la chapelle ». Le poète, qui entend mal les voix des chanteurs, est un paroissien distrait : pour passer le temps, il regarde les demoiselles... En ce jour de l’année 1571, Hélène est triste, les chants d’église ravivent ses peines de cœur, car il n’y a pas longtemps qu’elle a perdu son fiancé, un capitaine aux gardes royales, tué pendant la campagne de 1560.
En connaisseur, Ronsard détaille ses beaux cheveux « bruns, déliez et longs » sa taille fine, son délicat profil, sont teint mat, mais il est frappé surtout par l’éclat de ses yeux bleus :

Bienheureuse église où je pris la hardiesse
De contempler ses yeux qui des miens sont le jour...

Cette froide Minerve, dont chacun se plaît à louer, en vers ou en prose, l’éclatante vertu, lui, le grand Ronsard, il va lui parler d’amour. Ce n’est qu’un exercice de style, du moins il le croit. Hélène a vingt-cinq ans à peine, Ronsard, qui approche de la cinquantaine, souffre depuis longtemps d’un complexe de jeunesse perdue. Il avait dépassé trente ans de quelques jours que, déjà, il regrettait amèrement de n’en avoir plus vingt ! A quarante-sept ans, il n’a plus le profil d’Apollon couronné de lauriers qui décorait l’édition des « Amours » de 152 ; son front s’est dégarni, l’étude, les plaisirs et la fièvre ont alourdi sa paupière ; sa surdité de jeunesse s’est accentuée et il a pris quelque embonpoint.
Cependant, s’il s’obstine à déplorer son « chef grison », ses yeux « trop enflés » et sa barbe « à tous endroits de neige parsemée », il est demeuré robuste ; il nage, monte à cheval, joue à la paume et aux quilles, il chasse et tire à l’arc. Il a bien tort de se plaindre, mais aucun raisonnement ne peut l’empêcher d’envier les jeunes gentilshommes qui l’allure des personnages de l’Arétin, avec leurs « capes de velours, la médaille à la toque, la chaîne d’or au cou, montés sur des chevaux luisants comme des miroirs, tenant l’étrier du bout de la semelle, leur Pétrarque à la main ». Au Louvre, il regarde passer, rageur, tous ceux qui peuvent suivre la mode nouvelle, silhouettes coupées en deux par le bourrelet démesuré du haut-de-chausse, exhibant des jambes parfaites, moulées dans le maillot jaune, blanc, rouge, vert ou noir. Cette année-là, les pourpoints se portent à manches larges et les fraises sont si vastes que le peuple s’en amuse en disant que « c’est à la fraise qu’on reconnaît le veau ».
Ronsard tente de se consoler des ravages du temps en songeant que son talent poétique, son lyrisme et sa renommée peuvent, aux yeux d’une femme intelligente, remplacer la fougue de la jeunesse.
Choisissant pour courtiser Mlle de Surgères le décor qu’il aime le mieux, il la rejoint « dessous les rameaux », dans les bosquets aménagés au jardin des Tuileries pour la reine mère. La première fois qu’il la surprend, elle rêve auprès d’une fontaine, écoutant le chant des oiseaux :
Quand je pense à ce jour, où pres d’une fonteine
Dans le jardin royal ravy de ta douceur,
Amour te descouvrit les secrets de mon cœur,
Et de combien de maux j’avois mon âme pleine :
Je me pasme de joye, et sens de veine ne veine
Couler ce souvenir, qui me donne vigueur,
M’aguise le penser, me chasse la langueur...

Le prestige du poète de la cour est grand, son langage doux et respectueux. Hélène, flattée, ne refuse pas de l’entendre. Il revient le lendemain, le surlendemain et bien d’autres fois. Les rencontres à l’ombre de la fontaine se changent en rendez-vous, le soupirant  timide s’enhardit jusqu’à déclarer sa flamme. Malgré sa gloire, la jeune fille ne consent pas  à le prendre au sérieux. Elle connaît toutes les chansons qu’il a composées pour d’autres belles, elle alu les poésies qu’il a consacrées à d’autres amours. Elle sourit en évoquant le culte ardent qu’il a voué à Cassandre, au temps où,  selon l’usage, il vidait autant de verres qu’il y avait de lettres dans le nom de sa dame de cœur. Elle s’amuse de son enthousiasme pour la petite Marie, paysanne coquette ; elle se moque de son admiration pour les blondes nattes de Genèvre et pour les yeux trompeurs d’Isabeau de Limeuil. Ronsard, qui s’est attaché à cette demoiselle cultivée et brillante, désire lui prouver sa sincérité. Il criant de voir s’éloigner de lui, alors qu’il se sent vieillir, l’objet de son dernier battement de cœur. Peut-être même est-il sincèrement épris car il compose pour Hélène un serment où il met plus d’émotion que dans un essai littéraire : il lui jure,  et il ne ment pas, qu’elle sera sa dernière aventure. Il date sa promesse d’un premier mai, ce jour où, dans les campagnes, les amoureux vont planter un mai devant la porte de celle qu’ils aiment.
Pour prêter serment, pour offrir ce poème d’amour, il pose les mains sur une table de pierre tapissée de lauriers, symboles de l’éternité :

Ce premier jour de may, Hélène, je vous jure
Par Castor, par Pollus, vos deux frères jumeaux,
Par la vigne enlassée à l’entour des ormeaux,
Par les prez, par les bois hérissez de verdure,
Par le nouveau Printemps, fils aisné de Nature,
Par le cristal qui coule au giron des ruisseaux,
Par tous les rossignols, miracle des oiseaux,
Que seule vous serez ma dernière aventure.
Vous seule me plaisez, j’ay par election
Et non à la volée aimé votre jeunesse :
Aussi je prends en gré toute ma passion,
Je suis de ma fortune autheur, je le confesse :
La vertu m’a conduit en telle affection.
Si la vertu me trompe, adieu belle maîtresse.

Par jeu, tradition ou jalousie, Hélène demandera au poète un acte de renoncement à ses amoureuses d’antan :

Adieu, belle Cassandre, et vous, belle Marie,
Pour qui je fus trois ans en servage à Bourgueil.

Et Ronsard, devenu soupirant officiel, recevra en échange la permission de visiter la bien-aimée en son appartement, tout en haut du palais du Louvre. Il monte, marche après marche, l’interminable escalier et parvient, tout essoufflé, aux pieds d’Hélène. Il assiste à ses apprêts, et lui attache au bras quelque ruban, privauté qui lui inspire un sonnet :

Je liay d’un filet de soye cramoisie
Vostre bras l’autre jour, parlant avecque vous :
Mais le bras seulement fut captif de mes nouds,
Sans vous pouvoir lier ny cœur ny fantaisie.
Beauté, que pour maistresse unique j’ay choisie,
Le sort est inégal : vous triomphez de nous.
Vous me tenez esclave esprit, bras et genous,
Et Amour ne vous tient ny prinse ny saisie...

La seconde partie du poème n’a plus le ton d’un madrigal, c’est un simple aveu, mélancolique et sincère :

Je veux parler, Maistresse, à quelque vieil sorcier,
Afin qu’il puisse au mien vostre vouloir lier,
Et qu’une mesme playe à nos cœurs soit semblable.
Je faux : l’amour qu’on charme est de peu de séjour.
Estre beau, jeune, riche, éloquent, agréable,
Non les vers enchantez, sont les sorciers d’Amour.

Peu à peu l’expression poétique de Ronsard va se transformer, il renoncera aux métaphores mythologiques, aux accessoires traditionnels, à tous les carquois, à toutes les flèches de tous les Cupidons. Contrairement à la plupart des critiques, nous voyons, dans cette recherche de la simplicité, le désir du poète d’exprimer, pour la première et la dernière fois, un amour plus sincère que les autres.

Si c’est aimer, Madame, et de jour et de nuict
Resver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu’adorer et servir la beauté qui me nuit :
Si c’est aimer de suivre un bon-heur qui me fuit,
De me perdre moy-mesme et d’estre solidaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre et me taire,
Pleurer, crier merci et m’en oir esconduit :
Si c’est aimer de vivre en vous, plus qu’en moy-mesme,
Cacher d’un front joyeux une langueur extrème,
Sentit aufons de l’ame un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traitte :
Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal :
Si cela c’est aimer, furieux je vous aime :
Je vous aime, et sçay bien que mon mal est fatal :
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.

Les sonnets se succèdent,  comme de simples billets doux et, bien qu’ils ne portent aucune date, on y peut suivre l’évolution d’un sentiment, la cristallisation d’une amitié amoureuse. Hélène, moins distante, moins froide, réserve au poète un accueil plus familier ; elle a pour lui des attentions aimables : s’il est fatigué par une saignée, elle lui rend visite ; s’il a soif, elle li offre la tasse  dans laquelle elle vient de boire, l’invitant à poser ses lèvres à la place où elle a posé les siennes.

Ma Dame beut à moy, puis me baillant sa tasse,
Beuvez, dit-ell’, ce reste où mon cœur j’ay versé :
Et alors le vaisseau des lèvres je pressay.
Qui comme un Batelier son cœur dans le mien passe.
            Mon sang renouvelé tant de forces amasse
Par la vertu du vin qu’elle m’avoit laissé,
Que trop chargé d’esprits et de cœurs je pensay
Mourir dessous le faix, tant mon ame estoit lasse.

Elle lui fait même de tendres aveux :

Prenant congé de vous, dont les yeux m’ont donté,
Vous me distes un soir comme passionnée,
Je vous aime, Ronsard, par seule destinée,
Le Ciel à vous aimer force ma volonté.

De tels propos, même sans lendemain, autorisent le poète à parler d’un amour total, où se confondraient son adoration et ses désirs :

Ne viendra point le temps que dessous les rameaux,
Au matin ou l’Aurore esveille toutes choses,
En un ciel bien tranquille, au caquet des oiseaux,
Je vous puisse baiser à lèvres demy-closes,
Et vous conter mon mal, et de mes bras jumeaux,
Embrasser à souhait vostre yvoire et vos roses.

Le jeu est dangereux, car Hélène et Pierre, voisins dans ce palais du Louvre où l’on prépare déjà la Saint-Bathélemy, se rencontrent tous les jours. Hélène est à la fois flattée par la cour assidue que lui fait le plus célèbre des poètes français, et effrayée de voir grandir en elle un sentiment qu’elle juge coupable. Un jour qu’elle contemple, par une fenêtre du palais, l’horizon parisien, elle distingue, au loin sur la colline de Montmartre, le monastère des femmes. C’est là, dit-elle à  Ronsard, qu’elle devrait se retirer, pour fuit l’amour. Le poète a noté dans un sonnet cette étrange remarque et la réponse qu’il lui a faite :

Vous me distes, Maistresse, estant à la fenestre,
Regardant vers Montmartre et les champs alentour :
La solitaire vie, et le désert séjour
Valent mieux que la Cour, je voudrois bien y estre.
A l’heure mon esprit et mes sens seroit maistre,
En jeusne et oraison je passerois le jour,
Je desfirois les traicts et les flames d’Amour :
Ce cruel de mon sang ne pourroit se repaistre.
Quand je vous respondy : Vous trompez de penser
Qu’un feu ne soit pas deu pour se couvrir de cendre ;
Sur les cloistres sacrez la flame on voit passer
Amour dans les déserts comme aux villes s’engendre.
Contre un dieu si puissant, qui les Dieux peut forcer,
Jeusnes ny oraisons ne se peuvent défendre.

Les troubles politiques, les intrigues du palais, n’intéressent pas les amoureux. Tandis que se publient de
nouvelles éditions de ses œuvres, Ronsard profite de son automne. Il n’a d’autre souci que ses rendez-vous avec Hélène, il l’entraîne dans de longues promenades en coche et, le soir, s’il y a bal, il l’accompagne.
Mlle de Surgère aime la danse, toute la cour apprécie sa grâce lorsque, gravement, à l’espagnole, elle glisse une pavane, ou lorsque dans une gaillarde effrénée, elle s’élance à travers la salle. Elle semble légère, en dépit de l’encombrement de son vertugadin, du poids de ses dessous de velours et de sa robe d’apparat tissée de trop d’argent. Et pourtant, sa danse préférée, la milanaise, exige une certaine aisance : le danseur, disent les manuels, doit faire tourner plusieurs fois la danseuse et l’aider ensuite à « exécuter un saut et une cabriole en l’air ». Les danses nouvelles n’attirent pas Ronsard qui se contente d’attendre la fin de la fête en soupirant :

Tandis que vous dansez et ballez à vostre aise,
Et masquez vostre face ainsi que vostre cœur,
Pasionné d’amour, je me plains en langueur,
Ores froid comme neige, ores chaud comme braise.
Le Carnaval vous plaist : je n’ay rien qui me plaise
Sinon de souspirer contre vostre rigueur,
Vous appeler ingrate, et blasmer la longueur
Du temps que je vous sers sans que mon mal s’apaise.

Lorsque Hélène quitte le Louvre pour suivre la reine à Saint-Germain, son poète va la rejoindre à cheval, mais si la cour séjourne plusieurs mois sur les rives de la Loire, il connaît la douleur de la séparation. Hélène poursuit son jeu par correspondance, alternant les messages d’amitié et les propos mondains.

Lettres, je te reçoy, que ma Déesse en terre
M’envoye pour me faire ou joyeux ou transi.

Ses nouveaux succès de librairie incitent Ronsard à reprendre pour Hélène l’argument qu’l employait autrefois pour ses protecteurs : la garantie de l’immortalité.

Vous aurez en mes vers un immortel renom.

Il compare son Hélène à la Laure de Pétrarque :

Long temps après la mort je vous feray revivre ;
Tant peut le docte soin d’un gentil serviteur,
Qui veut en vous servant toutes vertus ensuivre.
Vous vivrez (croyez-moy) comme Laure en grandeur,
Au moins tant que vivront les plumes et le livre.

Le poète des « Amours » est assuré de sa propre gloire ; on réédite ses œuvres une fois de plus en cette année 1572 qui demeurera célèbre pour des raisons fort éloignées de l’actualité littéraire. Déjà, le 18 août, le mariage de Marguerite, la plus jeune fille de la reine mère, se déroule dans une atmosphère d’orage politique. Elle épouse Henri de Navarre, le chef des protestants, le futur Henri IV, qui profite de l’évènement pour affirmer publiquement ses opinions ; la cérémonie s’en déroule en partie devant la porte de la cathédrale parce que le marié a refusé d’assister à la messe. Comme la police redoute des bagarres entre invités protestants et invités catholiques, chaque groupe est encadré d’archers et d’arquebusiers prêts à tirer....

Les mariés sont deux jeunes gens de dix-neuf ans, parfaitement insignifiants ; Marguerite est forte, dépourvue de grâce, et Henri est petit, sans nulle noblesse d’allure. Personne ne soupçonne qu’ils entreront tous les deux dans l’histoire de France, la reine margot avec sa mauvaise réputation, le roi Henri IV avec son panache blanc, ses amours et sa recette populaire de poule au pot.
Quatre jours plus tard, la maladresse d’un tueur à gages chargé d’assassiner l’amiral Coligny, déclenche une tuerie spectaculaire. L’attentat, soigneusement préparé par Catherine de Médicis, n’aurait pas dû échouer ; l’arquebuse était une arme excellent, le tireur d’élite était posté à une fenêtre de la rue des Fossés-Saint-Germains, devant laquelle Coligny passait tous les jour pour se rendre au Louvre. Catherine a choisi un assassin qui est au service des Guise, c’est pourquoi Charles IX ne soupçonnera pas sa mère qui s’empresse de l’accompagner au chevet du blessé à qui elle exprime, avec de beaux accents de sincérité, toute son indignation et sa sympathie.
La nouvelle de l’attentat court comme une flamme, le quartier du Louvre s’agite, une fureur contagieuse se répand dans tout Paris : les catholiques appellent aux armes et les protestants se préparent au combat. Catherine, en quelques heures, va imaginer un moyen radical de mettre fin aux discussions. Elle conseille à son fils de faire massacrer les hérétiques sans exception. Charles IX hésite, résiste pendant deux heures et, finalement, se laisse convaincre. La cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois donne le signal : sur l’ordre des échevins, archers, arbalétriers et arquebusiers commencent, dès l’aurore du dimanche, une grande chasse au huguenot. Tous les gentilshommes protestants du Louvre, quel que soit leur titre, sont réunis dans la cour, désarmés et expulsés. Quand ils parviennent à la porte, ils sont poignardés par des sbires postés là tout exprès. Ceux d’entre eux qui s’enfuient dans le palais sont poursuivis dans les couloirs, les escaliers, les galeries et jusque dans les chambres. On assassine à tous les étages. Dans la cour du Louvre s’entassent les corps des victimes que l’on déshabille, ce qui provoque, chez les dames, des réactions imprévues :  A mesure que l’on massacrait ces malheureux, écrit De Thou, on jetait leurs corps devant le château, sous les yeux du Roi et de la Reine, et les dame, venaient en foule avec encore plus d’impudence que de curiosité, contempler ces corps nus.

Le 15 septembre 1572, quelques jours après les massacres, on voit paraître, sans la moindre opportunité, les quatre premiers livres de la « Franciade » de Ronsard, « dédiés au Roi Très Chrestien Charles neufvième de ce nom » qui a commandité l’ouvrage. Ce poème épique, fastidieux malgré quelques belles pages, n’intéresse pas le souverain mélancolique, que rien ne peut tirer de son « humeur sombre et languissante ». Cependant Sa Majesté ne ménage pas ses efforts pour tenter d’effacer les affreux souvenirs ; elle chasse, elle égorge des porcs, elle s’entraîne à fendre des ânes en deux ; d’autres fois, elle retrouve dans son alcôve la jeune Marie Touchet, mais les plaisirs amoureux ne l’amusent pas plus que les jeux sadiques. On cognut au Roi quelques tristesses non accoutumées, écrit Agrippa d’Aubigné qui note le souci que l’on a à la cour des distractions de Charles, on employa toutes inventions pour le pouvoir resjouir. On fit fondre des médailles d’or et d’argent, où, en la partie de devant, le roi estoit peinct assis en son trône, avec cette inscrtiption : Vertu contre les Rebelles.

Cette médaille commémorative n’ayant pas fait sourire le roi, Catherine de Médicis, sans se soucier de la reprise de la guerre civile, organise des fêtes à grand spectacle. En août 1573, comme pour marquer le premier anniversaire de la Saint-Barthélemy, elle offre un festin suivi de divertissements en l’honneur de l’élection de Henri d’Anjou au trône de Pologne. Hélène de Surgères et Ronsard assistent à cette élégante manifestation dans le jardin des Tuileries où l’on a élevé un gigantesque rocher artificiel et une sorte de grotte d’où s’échappent des nymphes, gracieuses demoiselles chargées de personnifier la Paix, la France, la Prospérité et les Provinces du royaume. La France récite une ode écrite spécialement par Pierre de Ronsard, et l’Anjou réclame une œuvre de son protégé, Amadis Jamyn. La gloire du maître-courtisan atteint son apogée. Charles IX l’a couvert d’honneurs et de prébendes, il ne manque à son bonheur que l’amour d’Hélène.
La réserve vertueuse et mondaine de Mlle de Surgères, alternée avec ses crises de tendresse et ses accès de coquetterie, donne au poète une force, une agressivité qu’il semblait avoir perdues. Il découvre des accents nouveaux pour reprendre le thème qui lui est cher, le vieux Carpe Diem emprunté à Horace. Ce raisonnement sensualiste est extrêmement simple : puisque la Nature dicte la loi universelle de l’amour, venez dans mes bras ; les joies de la chair doivent accompagner celles de l’esprit. Vous êtes jeune, hâtez-vous d’en profiter ! Afin de frapper l’imagination d’Hélène, Ronsard trace un portrait cruel de la vieille femme qu’elle sera plus tard :

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu ; dévidant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous esmerveillant,
Ronsard me célébroit du temps que j’estois belle,
Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Desja sous le labeur à demy sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille resveillant,
Bénissant vostre nom de louange immortelle.
Je seray sous la terre et fantôme sans os
Par les ombreux myrtes je prendray mon repos ;
Vous serez au fouyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et vostre fier desdain,
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Il n’est pas tellement audacieux, cette année-là de prétendre que le nom de Ronsard demeurera célèbre, car on vient de rééditer ses poésies pour la quatrième fois. La parution des premières œuvres poétiques de François Desportes ne risque plus de le contrarier. Son rival a d’ailleurs trouvé une situation à l’étranger, il est secrétaire de la chancellerie du roi de Pologne, le futur Henri III.
Les satisfactions de Ronsard sont cependant gâchées par les bulletins de santé de plus reconnaissant de ses élèves, Charles IX. L’humeur chagrine du roi s’est transformée en mélancolie maladive ; il dépérit, miné par la tuberculose, en son château de Vincennes où il vient de faire exécuter les responsables du complot des Mécontents, La Molle et Coconato.

Au Louvre, où Catherine de Médicis a introduit les astrologues et les magiciens, on murmure que le roi est envoûté. L’astrologue florentin Ruggieri a obtenu un vif succès lorsqu’il a lancé cette mode de l’envoûtement mais, en 1574, on s’inquiète de ses expériences dangereuses. Le procureur général du parlement de Paris juge bon d’enquêter. En mars, Catherine lui adresse une lettre (conservée à la Bibliothèque Nationale) qui concerne « Cosme Ruggier, accusé d’avoir fait une image de cire contre le Roi Charles IX ».

Monsieur le Procureur,
Arsoir (hier soir) lon ma dit de vostre part, que Cosme a fait une figure de cire à qui il a donné des coups sur la teste, et que c’est contre le Roy que la ditte figure a esté... Cosme demande si le Roy vomissait et s’il saignait encore, et s »’il avait douleurs de teste...

Appréhendé en avril, Cosme est remis entre les mains du prévôt de l’Hôtel ; cette mesure n’arrête pas la maladie du roi qui s’éteint, le 30 mai, jour de la Pentecôte, à vingt-quatre  ans.
Le 11 juillet, tous les grands du royaume, prélats et gentilshommes, et plus de cinq cents pauvres vêtus de noir, suivent la dépouille de Charles IX. Entouré des dignitaires de l’ordre de Saint-Michel, Ronsard ne cherche pas à dissimuler son chagrin, il pleure un ami :

Ha ! Charles, tu es mort ! et malgré moi, je vis !
Je maudis le destin que je ne t’ai suivi !

Son âme est deux fois douloureuse, deux fois blessée ; la mort du souverain et l’indifférence obstinée d’Hélène de Surgères déchirent ensemble le cœur du poète :

Je chantois ces sonnets amoureux d’une Hélène,
En ce funeste mois que mon Prince mourut.
Son sceptre, tant fust grand, Charles ne secourut,
Qu’il ne payast la debte à la nature humaine.
La Mort fut d’un costé, et l’Amour qui me meine,
Estoit de l’autre part, dont le traict me ferut.
Et si bien la poison par les veines courut,
Que j’oubliay mon maistre, atteint d’une autre peine.
Je sentis dans le cœur deux diverses douleurs,
La rigueur de ma Dame, et la tristesse enclose
Du Roy, que j’adorois pour ses rares valeurs.
La vivante et le mort tout malheur me propose :
L’une aime les regrets, et l’autre aime les pleurs :
Car l’Amour et la Mort n’est qu’une mesme chose.

Henri III, arrivé à la hâte du fond de la Pologne pour se faire proclamer roi de France, installe au Louvre ses chiens et ses favoris. Le nouveau souverain n’a pas la séduction du bel adolescent  qu’ont laissé les images, c’est un « vieillard précoce », ridé, édenté, continuellement couvert de furoncles et de dartres. Etrange roi de France que les Parisiens aperçoivent couché sur des fourrures au fond d’un coche en forme de gondole ; on le voit aussi se rendre, du Louvre à Vincennes, dans une immense litière agencée pour recevoir une demi-douzaine de familiers et une collection de chiens.
Les chiens jouent un grand rôle à la cour, le roi les ramasse lui-même dans les rue de Paris et va les chercher jusque dans les maisons et les couvent « au grand déplaisir des dames auxquelles ces bêtes appartiennent ». Il en a réuni de cette façon un  millier de toutes races, dont deux cents l’accompagnent régulièrement. Pour le bon ordre, ils sont groupés par troupes de huit, que l’on promène à cheval tous les jours. L’Estoile a calculé que la promenade de ces deux cents animaux, nécessitant soixante chevaux, coûtait huit cent francs par jour.

Ronsard, sans attendre, compose un « Discours au Roi Henri à son arrivée en France » ; peine inutile, Desportes le supplante à la cour. Qu’importe, puisqu’il conserve ses bénéfices, sa pension et ses fonctions d’aumônier royal qui rapportent, bon an mal an, quatre cents écus. On publie ses tout nouveaux sonnets, et l’organiste du roi arrange ses chansons ; sa gloire ne court plus aucun risque. Le temps n’a pas atténué son amour ; tandis qu’Hélène suit la cour à Blois, il compose dans sa province, ses derniers sonnets. En pleine campagne, couché dans l’herbe, le vieil homme dit adieu à celle qu’il a si longtemps célébrée, il dit adieu à l’amour et même à la vie :

Là couché dessus l’herbe en mes discours je pense
Que pour aimer beaucoup j’ay peu de récompense,
Et que mettre son cœur aux Dames si avant,
C’est vouloir peindre en l’onde, et arrester le vent :
M’asseurant toutefois qu’alors que le vieil âge
Aura comme un sorcier changé vostre visage,
Et lors que vos cheveux deviendront argentez,
Et que vos yeux, d’amour ne seront plus hantez
Que toujours vous aurez, si quelque soin vous touche,
En l’esprit mes escrits, mon nom en vostre bouche.
Maintenant que voici l’an septième venir,
Ne pensez plus Hélène en vos laqs me tenir.
La raison m’en délivre et vostre rigueur dure,
Puis il fault que mon âge obeysse à Natures.

Rien n’est encore définitivement rompu. Il éprouve quelque joie à lire les lettres qu’elle lui adresse ; il se déplace pour la revoir, à Blois, à Paris, à Chenonceau. Mais lorsque, corrigeant ses œuvres, il prépare la première publication des sonnets que Mlle de Surgères lui a inspirés, il n’admet pas qu’elle donne son opinion sur la composition du recueil. Elle pousse si loin la crainte de voir compromettre sa réputation, elle insiste tant sur sa « peur d’infamie » que l’homme de lettres, effaçant l’amoureux, se fâche. Aucun doux sentiment ne dicte la prose qu’il envoie, à ce sujet, à son ami Scevole de Sainte-Marthe, mandataire auprès de son éditeur parisien :

C’est un grand malheur de servir une maistresse qui n’a jugement ny raison en nostre poésie, qui ne sçait pas que les poettes, principallement en petits et menus fatras comme elegies, epigrammes et sonnetz, ne gardent ny ordre ny temps... C’est affaire aux historiographes qui escrivent tout de fil en aiguille. Je vous supplie Monsieur, de ne vouloir croire en cela mademoiselle de Surgères et n’ajouter ny diminuer rien de mes sonnets s’il vous plaist. Si elle ne les trouve bons qu’elle les laisse, je n’ay la tête rompue d’autre chose... Faites-luy voir cette lettre si vous le trouvez bon.

Retiré dans sa terre natale, Ronsard retrouve la Nature qu’il a si bien chantée ; il voyage d’un prieuré à l’autre, en écoutant, de loin, les échos de sa renommée croissante. On parle de ses œuvres dans tout le royaume et même hors du royaume. Il assiste, impuissant, au retour de la guerre et regarde vivre ses contemporains dans la « boue de Sicile ». Tous ses amis disparaissent, après Jodelle, c’est le tour de Remi Belleau qu’il va accompagner à sa dernière demeure. La maladie le tourmente. Dans son « Ode à Mercure », il ne demande plus d’amour, il supplie de ne plus souffrir des « pieds, jambes et jointures ». Lorsqu’en 1585 les protestants menacent les Vendômois, il revient à Paris pour la dernière fois. Plus malade qu’en province, il prétend que le séjour dans la capitale lui est contraire, « à cause de l’espesseur de l’air », et le 13 juin, il regagne en coche le pays qu’il a choisi  pour passer le reste de ses jours. L’air du Vendômois n’est pas meilleur que celui de Paris, la douleur ne lui laisse aucun repos. Transporté au prieuré de Saint-Cosme, il trouve la force d’écrire :

Je n’ay plus que les os, un squelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Quelques semaines avant de rendre à Dieu son « âmelette doucelette », il pense à Hélène et écrit à son ami Galland une lettre dans laquelle il le prie de présenter ses humbles baisements à Mlle de Surgères et la supplier « d’employer sa faveur envers le trésorier régnant pour le faire payer de quelque années de sa pension ».

Le 26 décembre, après avoir dicté aux religieux de Saint-Cosme deux sonnets pour dire adieu aux biens terrestres, il demande à ceux qui pleurent à son chevet de ne pas le plaindre. Il déclare qu’il s’en va d’ici-bas « infiniment content, assouvi de la gloire du monde et infiniment désireux et affamé de celle de Dieu ».
A trois heures, constatant que la tête lui tourne, il appelle discrètement sa garde et la prie de vouloir bien le secouer s’il se mettait à délirer, afin que, jusqu’à la suprême seconde, ses paroles puissent être dignes de lui. Ensuite, rassuré, il s’endort, définitivement

Mlle de Surgères, demeurée chaste et pure, continuera de défendre sa réputation. Effrayée du bruit fait autour de son nom par chaque publication des sonnets de Ronsard, elle tiendra à faire savoir qu’elle n’a rien accordé à l’auteur. Chez le maréchal de Retz, elle prie, un jour, un ami de Ronsard, Du Perron, d’écrire en guise de préface à ses œuvres, une épître, précisant que les sonnets n’étaient que des jeux littéraires et qu’elle n’avait connu aucun amour impudique...

Du Perron, irrité de cette ingratitude et de cette incompréhension, lui répondit cruellement : Au lieu de cette épître, il y faut seulement mettre vostre portraict...






1 commentaire:

  1. Je vous remercie, madame, de poster sur ce merveilleux instrument qu'est internet, où cependant, pour ce genre de sujet "sérieux", la qualité laisse souvent à désirer, un texte d'une si grande qualité, plein d'érudition et merveilleusement bien écrit.

    signature : un enseignant tunisien qui ne dispose pas toujours de tous les livres et documents dont il a besoin pour faire son travail!

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